Sunday, June 12, 2011

Je peux

Il est à présent six heures du soir, ma journée de travail est finie. Je peux maintenant faire une promenade ou bien je peux aller au club je peux aussi monter sur la tour, pour voir le coucher du soleil ; je peux aussi aller au théâtre, je peux faire une visite à tel ami ou à tel autre, je peux même m'échapper par la porte de la ville m'élancer au milieu du vaste univers, et ne jamais revenir. Tout cela ne dépend que de moi, j'ai la pleine liberté d'agir à ma guise et cependant je n'en ferai rien, mais je vais rentrer non moins volontairement au logis, auprès de ma femme.
C'est exactement comme si l'eau disait : « Je peux m'élever bruyamment en hautes vagues (oui certes, lorsque la mer est agitée par une tempête !), je peux descendre d'un cours précipité en emportant tout sur mon passage (oui, dans le lit d'un torrent), je peux tomber en écumant et en bouillonnant (oui, dans une cascade), je peux m'élever dans l'air, libre comme un rayon (oui, dans une fontaine), je peux enfin m'évaporer et disparaitre (oui, à 100 degrés de chaleur) et cependant je ne fais rien de tout cela, mais je reste de mon plein gré, tranquille et limpide, dans le miroir du lac. »
Comme l'eau ne peut se transformer ainsi que lorsque des causes déterminantes l'amènent à l'un ou à l'autre de ces états de même l'homme ne peut faire ce qu'il se persuade être en son pouvoir, que lorsque des motifs particuliers l'y déterminent. Jusqu'à ce que les causes interviennent, tout acte lui est impossible, mais une fois qu'elles agissent sur lui, il doit, aussi bien que l'eau, agir comme l'exigent les circonstances correspondant à chaque cas.

Arthur Schopenhauer, Essai sur le libre arbitre

1 comment:

  1. Un texte plein de justesse, emprunt d'un humour délicieux...

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