Thursday, December 15, 2011

L'illusion

Il faut reconnaître que, si cette illusion d'amour-propre a de grands inconvénients, si elle fausse notre jugement critique, non seulement sur nous-mêmes, mais sur les autres, si elle nous entraîne à des estimations fausses, elle a, en contre-partie, de grands avantages. « L'illusion qui accompagne l'homme au cours de la vie, dit M. Cornetz, est une condition nécessaire d'existence, un produit précieux de l'instinct vital. » L'homme qui se surestime est aussi celui qui est capable de se surmonter. Il est nécessaire, au grand jeu de la vie, d’avoir confiance en soi-même. Si l'on ne s'estimait qu'à sa juste valeur, on ne s'estimerait pas assez. Si l'on ne s'accordait pas une force supérieure à sa force réelle, on n'oserait jamais entreprendre l'impossible : or il n'y a peut-être que l'impossible qui soit digne d'être entrepris. Au pur point de vue pratique, si le but à atteindre n'était pas embelli par l'illusion, se mettrait-on jamais en marche? Il est bon qu'après un échec l'homme puisse se dire, en toute naïveté : « J'aurais pu agir autrement. » Ce n'est pas vrai, sans doute, mais cela peut créer dans l'avenir une grande vérité. L'erreur est une grande génératrice de vérités. La vérité d'aujourd'hui a sa racine dans l'erreur d'hier. Les illusions ont souvent créé des forces réelles. « Vous pouviez faire mieux, » dit l'éducateur à son élève. Il met ainsi dans l'esprit de l'enfant une croyance, une idée qui engendrera immédiatement un espoir et, dans le futur, une force.

Remy de Gourmont, L’illusion du joueur in Promenades philosophiques

Thursday, November 17, 2011

Je formerai le monde

Le monde a une capacité originelle à être animé par moi — il est même animé a priori par moi — nous formons une unité. J'ai une tendance et une capacité originelles à animer le monde. Je ne puis me mettre en relation avec rien qui ne dépende de ma volonté, ou qui ne soit conforme à celle-ci. Par conséquent, le monde doit avoir une aptitude originelle à dépendre de ma volonté, à lui être conforme. Mon efficacité spirituelle, ma réalisation d'idées ne pourront donc pas être une décomposition, une transformation du monde, en tout cas pas en tant que je suis membre de ce monde-ci, mais ne pourront être qu'une opération de variation. Sans lui porter préjudice, j'ordonnerai, j'aménagerai et je formerai le monde — ainsi que ses lois, dont je me servirai.

Novalis, Fragments logologiques

Friday, November 11, 2011

Le progrès n’est qu’une idée fausse

L’humanité ne représente nullement une évolution vers le mieux, vers quelque chose de plus fort, de plus élevé au sens où on le croit aujourd’hui. Le progrès n’est qu’une idée moderne, c’est-à-dire une idée fausse. L’Européen d’aujourd’hui reste, en valeur, bien au-dessous de l’Européen de la Renaissance ; le fait de poursuivre son évolution n’a absolument pas comme conséquence nécessaire l’élévation, l’accroissement, le renforcement. En un autre sens, il y a constamment des cas isolés de réussite, dans les endroits les plus différents de la Terre et à partir des cultures les plus diverses ; cas par lesquels, c’est en fait un type supérieur qui se manifeste : quelque chose qui, par rapport à l’ensemble de l’humanité, est une sorte de surhumain. Semblables hasards heureux de grande réussite ont toujours été possibles et seront peut-être toujours possibles. Et même des races, des tribus, des peuples entiers peuvent, dans certaines circonstances, représenter de tels coups au but.

Friedrich Nietzsche, 1888

Wednesday, October 26, 2011

Prenez garde

Prenez garde quand le grand Dieu fait venir un penseur sur notre planète. Tout est alors en péril. C’est comme quand dans une grande ville un incendie éclate et que personne ne sait ce qui est encore en sécurité et où cela finira. Alors il n’est rien dans la science qui demain ne puisse être renversé, il n’y a plus de réputation littéraire qui tienne, pas même les célébrités prétendues éternelles ; toutes les choses qui à cette heure sont chères et précieuses à l’homme ne le sont que compte tenu des idées qui ont surgi sur leur horizon spirituel et qui sont cause de l’ordre présent des choses comme le pommier produit ses pommes. Un nouveau degré de culture bouleverserait sur-le-champ tout le système des préoccupations humaines.

Ralph Waldo Emerson, Self-Reliance - Cité par Nietzsche dans Schopenhauer Educateur

Saturday, September 17, 2011

Les impressions

D’ailleurs il y a mille marques qui font juger qu’il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mis sans aperception et sans réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que les impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part, mais jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans l’assemblage. C’est ainsi que l’accoutumance fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d’un moulin ou d’une chute d’eau, quand nous avons habité tout auprès depuis quelques temps.

Gottfried Wilhelm Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, 1704

Ce que nous appelons symbole

Ce que nous appelons symbole est un terme, un nom ou une image, qui même lorsqu'ils nous sont familiers dans la vie quotidienne, possèdent néanmoins des implications, qui s'ajoutent à leur signification conventionnelle et évidente. Le symbole implique quelque chose de vague, d'inconnu ou de caché pour nous... Lorsque l'esprit entreprend l'exploration d'un symbole, il est amené à des idées qui se situent au-delà de ce que notre raison peut saisir. L'image de la roue peut, par exemple, nous suggérer le concept d'un soleil divin, mais à ce point notre raison est obligée de se déclarer incompétente, car l'homme est incapable de définir un être divin... C'est parce que d'innombrables choses se situent au-delà de l'entendement humain que nous utilisons constamment des termes symboliques pour représenter des concepts que nous ne pouvons ni définir ni comprendre pleinement... Mais cet usage conscient que nous faisons des symboles n'est qu'un aspect d'un fait psychologique de grande importance : car l'homme crée aussi des symboles de façon inconsciente et spontanée pour tenter d'exprimer l'invisible et l'ineffable.

Carl Gustav Jung

Thursday, August 4, 2011

Là où un mensonge est bon à dire

Là où un mensonge est bon à dire, n'hésitons pas à le dire ; menteurs ou fermement attachés à la vérité, ne poursuivons-nous pas le même but ? Les uns mentent lorsque de leurs mensonges persuasifs ils doivent tirer quelque profit ; les autres disent la vérité pour qu'elle leur rapporte et qu'on soit mieux disposé à leur faire confiance. Ainsi par des voies différentes nous visons tous au même résultat. Et s'il n'y avait aucun bénéfice à en retirer, il serait indifférent à l'homme franc de mentir, au menteur de parler avec franchise.

Hérodote

Wednesday, July 20, 2011

Idée fixe

Qu'un pauvre fou dans son cabanon se nourrisse de l'illusion qu'il est Dieu le Père, l'empereur du Japon, le Saint-Esprit, ou qu'un brave bourgeois s'imagine qu'il est appelé par sa destinée à être bon chrétien, fidèle protestant, citoyen loyal, homme vertueux — c'est identiquement la même « idée fixe ». Celui qui ne s'est jamais risqué à n'être ni bon chrétien, ni fidèle protestant, ni homme vertueux, est enfermé et enchaîné dans la foi, la vertu, etc. C'est ainsi que les scolastiques ne philosophaient que dans les limites de la foi de l'Église, et que le pape Benoît XIV écrivit de volumineux bouquins dans les limites de la superstition papiste, sans que le moindre doute effleurât leur croyance ; c'est ainsi que les écrivains entassent in-folio sur in-folio traitant de l'État, sans jamais mettre en question l'idée fixe d'État elle-même ; c'est ainsi que nos gazettes regorgent de politique parce qu'elles sont infectées de cette illusion que l'homme est fait pour être un zoon politicon. Et les sujets végètent dans leur servitude, les gens vertueux dans la vertu, les Libéraux dans les éternels principes de 89, sans jamais porter dans leur idée fixe le scalpel de la critique. Ces idoles restent inébranlables sur leurs larges pieds comme les manies d'un fou, et celui qui les met en doute joue avec les vases de l'autel ! Redisons-le encore : une idée fixe, voilà ce qu'est le vrai sacro-saint !

Max Stirner, L'Unique et sa propriété

Monday, July 18, 2011

Ce larcin s’appelle plagiat

Quand un auteur vend les pensées d’un autre pour les siennes, ce larcin s’appelle plagiat. On pourrait appeler plagiaires tous les compilateurs, tous les faiseurs de dictionnaires, qui ne font que répéter à tort et à travers les opinions, les erreurs, les impostures, les vérités déjà imprimées dans des dictionnaires précédents ; mais ce sont du moins des plagiaires de bonne foi, ils ne s’arrogent point le mérite de l’invention. Ils ne prétendent pas même à celui d’avoir déterré chez les anciens les matériaux qu’ils ont assemblés ; ils n’ont fait que copier les laborieux compilateurs du XVIème siècle. Ils vous vendent en in-quarto ce que vous aviez déjà en in-folio. Appelez-les, si vous voulez, libraires, et non pas auteurs. Rangez-les plutôt dans la classe des fripiers que dans celle des plagiaires.
Le véritable plagiat est de donner pour vôtres les ouvrages d’autrui, de coudre dans vos rapsodies de longs passages d’un bon livre avec quelques petits changements. Mais le lecteur éclairé, voyant ce morceau de drap d’or sur un habit de bure, reconnaît bientôt le voleur maladroit.

Voltaire, Dictionnaire philosophique

Wednesday, July 13, 2011

L'homme n'est que déguisement

Chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le monde nous éloigne davantage de la vérité, parce qu'on appréhende plus de blesser ceux dont l'affection est plus utile et l'aversion plus dangereuse. Un prince sera la fable de toute l'Europe, et lui seul n'en saura rien. Je ne m'en étonne pas : dire la vérité est utile à celui à qui on la dit, mais désavantageux à ceux qui la disent, parce qu'ils se font haïr. Or, ceux qui vivent avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du prince qu'ils servent ; et ainsi, ils n'ont garde de lui procurer un avantage en se nuisant à eux-mêmes.
Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les plus grandes fortunes ; mais les moindres n'en sont pas exemptes, parce qu'il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes. Ainsi la vie humaine n'est qu'une illusion perpétuelle ; on ne fait que s'entre-tromper et s'entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d'amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu'il n'y est pas, quoiqu'il en parle alors sincèrement et sans passion.
L'homme n'est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres. Il ne veut donc pas qu'on lui dise la vérité. Il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son coeur.

Blaise Pascal, Pensées

Notre conscience témoigne de notre liberté

Notre conscience nous avertit […] que nous sommes des êtres libres. Avant d'accomplir une action, quelle qu'elle soit, nous nous disons que nous pourrions nous en abstenir. Nous concevons […] divers motifs et par conséquent diverses actions possibles, et après avoir agi,nous nous disons encore que, si nous avions voulu, nous aurions pu autrement faire. Sinon, comment s'expliquerait le regret d'une action accomplie ? Regrette-t-on ce qui ne pouvait pas être autrement qu'il n'a été ? Ne nous disons-nous pas quelquefois : « Si j'avais su, j'aurais autrement agi ; j'ai eu tort. » On ne s'attaque ainsi rétrospectivement qu'à des actes contingents ou qui paraissent l'être. Le remords ne s'expliquerait pas plus que le regret si nous n'étions pas libres ; car comment éprouver de la douleur pour une action accomplie et qui ne pouvait pas ne pas s'accomplir ? – Donc, un fait est indiscutable, c'est que notre conscience témoigne de notre liberté.

Henri Bergson

Sunday, July 10, 2011

Un miroir sans éclat

Quand l’homme cherchant le vide de la pensée, s’avance dans la lueur sans ombre de l’espace imaginaire en s’abstenant même d’attendre ce qui va en surgir, un miroir sans éclat lui montre une surface où ne se reflète rien.

Jacques Lacan, Ecrits

Saturday, July 9, 2011

La pensée-minute

À la limite, un livre vaut moins que l’article de journal qu’on fait sur lui ou l’interview à laquelle il donne lieu. Les intellectuels et les écrivains, même les artistes, sont donc conviés à devenir journalistes s’ils veulent se conformer aux normes. C’est un nouveau type de pensée, la pensée-interview, la pensée-entretien, la pensée-minute. On imagine un livre qui porterait sur un article de journal, et non plus l’inverse. Les rapports de force ont tout à fait changé, entre journalistes et intellectuels. Tout a commencé avec la télé, et les numéros de dressage que les interviewers ont fait subir aux intellectuels consentants.

Gilles Deleuze, À propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général, supplément au n°24, mai 1977, de la revue bimestrielle Minuit

Le voyage n’existe absolument plus

La vitesse d’un cheval, d’un train, d’un bateau, sert avant tout à se déplacer rapidement d’un lieu à un autre. Le pouvoir politique sera lié à cette capacité de déplacer hommes, messagers ou soldats. Dans un second temps, technologies de communication feront en sorte que la vitesse servira à voir et à entendre ce que l’on ne devrait ni voir ni entendre. Les signaux à distance, le télégraphe, et puis le cinéma ultrarapide, à un million d’images-seconde, qui permettra de voir des choses que personne n’avait jamais vues, ou encore la haute-fidélité qui permettra d’entendre des sons jamais écoutés avec les moyens de reproduction précédents... Pour commencer, si nous considérons le déplacement, c’est-à-dire la vitesse qui permet de se déplacer, nous obtenons un triptyque : le départ, le voyage et l’arrivée. Le départ est un moment important : on décide de se rendre dans un lieu, on se met en route. Le voyage est tout aussi important, il peut durer longtemps, comme ce fut le cas des voyages des pèlerins, de Marco Polo, ou des voyages de l’homme du XVIIIe siècle... L’arrivée est un événement considérable en soi. L’arrivée après trois mois de chemin à pied, ou après un an de circumnavigation est un événement. Trois termes : le départ, le voyage, l’arrivée. Mais très vite, avec la révolution des transports, il n’y aura plus que deux termes et demi : on partira encore mais le voyage ne sera plus qu’une sorte d’inertie, d’intermède entre chez soi et sa destination. A partir de l’invention du train, par exemple, le voyage perdra sa capacité de découverte du monde pour devenir une sorte de moment à passer dans l’attente d’arriver à destination. Avec la révolution des transports aéronautiques, on s’apercevra que le départ et l’arrivée continuent à exister mais que le voyage n’existe absolument plus. La démonstration est donnée par le fait que l’on dort dans le train et dans l’avion et que sur les lignes aériennes de longue distance, on projette des films pour remplir cet intermède. D’une certaine manière donc, un des termes a disparu depuis la révolution des transports, et c’est le voyage.

Paul Virilio, Dromologie : logique de la course

Le supplément au voyage

C'est sans doute cela que, en dernier lieu, il faut lire dans le supplément au voyage de l'ethnographe : un tribut payé par lui pour cette violence d'avoir voulu constituer d'autres hommes en objets ; une inscription qui, au cœur même de la culture dont il est issu, est un rappel et un aveu ; un témoignage des contradictions que cette culture porte en elle et que, faute de pouvoir les résoudre, ceux qu'elle avait constitués comme ses autres auront au moins contribué à révéler.

Vincent Debaene, L'adieu au voyage

Thursday, July 7, 2011

Voyage au bout de la nuit

Le seul écrivain qui n’exerce aucune espèce de séduction sur les Américains, qui n’offre aucune prise au charcutage de nos critiques marxistes, freudiens, féministes, déconstructionnistes ou structuralistes, qui ne propose à nos jeunes gens ni pose, ni sentimentalité, ni soporifiques, est justement celui qui a le mieux exprimé la façon dont la vie se présente à un homme prêt à s’interroger courageusement sur ce que nous croyons et ce que nous ne croyons pas : Louis-Ferdinand Céline. C’est un artiste beaucoup plus doué et un observateur beaucoup plus perspicace que Thomas Mann ou Albert Camus, pourtant bien plus célèbres que lui. Robinson, l’homme qu’admire Bardamu dans Voyage au bout de la nuit, est un égoïste, un menteur, un truqueur et un tueur à gages. Alors pourquoi l’admire-t-il ? En partie pour son honnêteté, mais surtout parce qu’il préfère se laisser tuer par sa maîtresse que de lui dire qu’il l’aime. Il croyait en quelque chose, ce dont Bardamu est incapable. Les étudiants américains sont rebutés et horrifiés par ce roman ; ils s’en détournent avec dégoût. Mais si on pouvait le leur ingurgiter de force, cela pourrait les inciter à reconsidérer bien des choses, à admettre qu’il serait urgent de repenser leurs prémisses, à expliciter leur nihilisme implicite et à l’examiner sérieusement. Si je cherche une image de notre condition intellectuelle actuelle, je ne puis m’empêcher d’évoquer les bandes d’actualités cinématographiques qui nous ont montré les Français s’éclaboussant joyeusement sur une plage, lors des premiers congés payés décrétés par le gouvernement de Front populaire de Léon Blum. Cela se passait en 1936, l’année où l’on a laissé Hitler réoccuper la Rhénanie. Tous nos grands thèmes se trouvent évoqués dans l’image de ces congés payés.

Allan Bloom, L’Âme désarmée

Le hasard

Le hasard a un si grand rôle dans toutes les choses humaines, que lorsque nous cherchons à obvier par des sacrifices immédiats à quelque danger qui nous menace de loin, celui-ci disparaît souvent par un tour imprévu que prennent les événements, et non seulement les sacrifices faits restent perdus, mais le changement qu'ils ont amené devient lui-même désavantageux en présence du nouvel état des choses. Aussi avec nos mesures ne devons-nous pas pénétrer trop avant dans l'avenir; il faut compter aussi sur les hasard et affronter hardiment plus d'un danger, en se fondant sur l'espoir de le voir s'éloigner, comme tant de sombres nuées d'orage.

Arthur Schopenhauer

Sunday, June 26, 2011

Le profond sens mathématique

Ce qui prouve que l’arithmétique est la plus basse de toutes les activités intellectuelles, c’est qu’elle est la seule qui puisse être exercée aussi à l’aide d’une machine. On se sert déjà beaucoup, en Angleterre, par commodité, de machines à calculer. Or, toute analysis finitorum et infinitorum se ramène finalement au calcul. On peut mesurer d’après cela le « profond sens mathématique », qu’a déjà raillé Lichtenberg ! Il a dit en effet à ce sujet : « Les mathématiciens de profession, appuyés sur la naïveté enfantine des autres hommes, se sont acquis une réputation de profondeur qui a beaucoup de ressemblance avec celle de sainteté que s’arrogent les théologiens ».

Arthur Schopenhauer, Parerga et Paralipomena, Partie II - 26 - § 356

L’agitation et la passion des voyages

Les hommes ont besoin d’une activité extérieure, parce qu’ils sont dépourvus d’une activité intérieure. Mais quand celle-ci existe, celle-là produit plutôt une perturbation très désagréable, et même souvent exécrée. La première raison explique aussi l’agitation et la passion des voyages sans but des gens désœuvrés. Ce qui les chasse ainsi à travers le monde, c’est le même ennui qui, à la maison, les réunit et les presse en tas, d’une façon vraiment risible à voir. Cette vérité me fut confirmée un jour d’une façon exquise par un inconnu d’une cinquantaine d’années, qui me parlait de son voyage de plaisir pendant deux ans dans les contrées étrangères les plus lointaines. Comme je remarquais qu’il avait dû subir à cette occasion de grandes fatigues, de grandes privations et de grands dangers, il me fit immédiatement et sans préambule, mais en avançant des enthymèmes, la réponse excessivement naïve que voici : « Je ne me suis pas ennuyé un seul instant ».

Arthur Schopenhauer, Parerga et Paralipomena, Partie II - 26 - § 358

Keep your distance !

Par une froide journée d'hiver, un troupeau de porcs-épics s'était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s'éloigner les uns des autres. Quand le besoin de se chauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de façon qu'ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux souffrances, jusqu'à ce qu'ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendit la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur propre intérieur, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses qualités repoussantes et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu'ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c'est la politesse et les belles manières. En Angleterre, on crie à celui qui ne se tient pas à cette distance : Keep your distance ! — Par ce moyen, le besoin de chauffage mutuel n'est, à la vérité, satisfait qu'à moitié, mais en revanche on ne ressent pas la blessure des piquants. — Celui-là cependant qui possède beaucoup de calorique propre préfère rester en dehors de la société pour n'éprouver ni ne causer de peine.

Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie

Tuesday, June 21, 2011

L'insociable sociabilité

Le moyen dont se sert la nature, pour mener à terme le développement de toutes les dispositions humaines est leur antagonisme dans la société, jusqu'à ce que celui-ci finisse pourtant par devenir la cause d'un ordre conforme à la loi.

J'entends ici par antagonisme l'insociable sociabilité des hommes, c'est-à-dire le penchant des hommes à entrer en société, qui est pourtant lié à une résistance géné­rale qui menace constamment de rompre cette société. L'homme possède une ten­dance à s'associer, parce que dans un tel état il se sent plus qu'homme, c'est-à-dire qu'il sent le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi un grand penchant à se séparer (s'isoler) parce qu'il trouve en même temps en lui cet attribut qu'est l'insociabilité, [tendance] à vouloir seul tout organiser selon son humeur ; et de là, il s'attend à [trouver] de la résistance partout, car il sait de lui-même qu'il est enclin de son côté à résister aux autres. C'est cette résistance qui excite alors toutes les forces de l'homme, qui le conduit à triompher de son penchant à la paresse et, mu par l'ambition, la soif de dominer ou de posséder, à se tailler une place parmi ses compagnons, qu'il ne peut souffrir, mais dont il ne peut non plus se passer. C'est à ce moment qu'ont lieu les premiers pas de l'inculture à la culture, culture qui repose sur la valeur intrinsèque de l'homme, [c'est-à-dire] sur sa valeur sociale. C'est alors que les talents se développent peu à peu, que le goût se forme, et que, par un progrès continu des Lumières, commence à s'établir un mode de pensée qui peut, avec le temps, transformer la grossière disposition au discernement moral en principes prati­ques déterminés, et ainsi transformer enfin un accord pathologiquement arraché pour [former] la société en un tout moral. Sans cette insociabilité, attribut, il est vrai, en lui-même fort peu aimable, d'où provient cette résistance que chacun doit nécessaire­ment rencontrer dans ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient cachés dans leur germes pour l'éternité, dans une vie de bergers d'Arcadie, dans la parfaite con­corde, la tempérance et l'amour réciproque. Les hommes, inoffensifs comme les mou­­tons qu'ils font paître, ne donneraient à leur existence une valeur guère plus grande que celle de leurs bêtes d'élevage ; ils ne combleraient pas le vide de la création au regard de sa finalité, comme nature raisonnable. Que la nature soit donc remerciée, pour cette incapacité à se supporter, pour cette vanité jalouse d'individus rivaux, pour l'appétit insatiable de possession mais aussi de domination ! Sans cela, les excellentes dispositions sommeilleraient éternellement en l'humanité à l'état de simples potentialités. L'homme veut la concorde, mais la nature sait mieux ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde. L'homme veut vivre à son aise et plai­sam­ment, mais la nature veut qu'il soit dans l'obligation de se précipiter hors de son indolence et de sa tempérance inactive dans le travail et les efforts, pour aussi, en revanche, trouver en retour le moyen de s'en délivrer intelligemment. Les mobiles naturels, les sources de l'insociabilité et de la résistance générale, d'où proviennent tant de maux, mais qui pourtant opèrent toujours une nouvelle tension des forces, et suscitent ainsi un développement plus important des dispositions naturelles, tra­hissent donc bien l'ordonnance d'un sage créateur, et non comme qui dirait la main d'un esprit malin qui aurait abîmé son ouvrage magnifique ou l'aurait corrompu de manière jalouse.

Emmanuel Kant, Quatrième Proposition, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. 1784

Sunday, June 12, 2011

Je peux

Il est à présent six heures du soir, ma journée de travail est finie. Je peux maintenant faire une promenade ou bien je peux aller au club je peux aussi monter sur la tour, pour voir le coucher du soleil ; je peux aussi aller au théâtre, je peux faire une visite à tel ami ou à tel autre, je peux même m'échapper par la porte de la ville m'élancer au milieu du vaste univers, et ne jamais revenir. Tout cela ne dépend que de moi, j'ai la pleine liberté d'agir à ma guise et cependant je n'en ferai rien, mais je vais rentrer non moins volontairement au logis, auprès de ma femme.
C'est exactement comme si l'eau disait : « Je peux m'élever bruyamment en hautes vagues (oui certes, lorsque la mer est agitée par une tempête !), je peux descendre d'un cours précipité en emportant tout sur mon passage (oui, dans le lit d'un torrent), je peux tomber en écumant et en bouillonnant (oui, dans une cascade), je peux m'élever dans l'air, libre comme un rayon (oui, dans une fontaine), je peux enfin m'évaporer et disparaitre (oui, à 100 degrés de chaleur) et cependant je ne fais rien de tout cela, mais je reste de mon plein gré, tranquille et limpide, dans le miroir du lac. »
Comme l'eau ne peut se transformer ainsi que lorsque des causes déterminantes l'amènent à l'un ou à l'autre de ces états de même l'homme ne peut faire ce qu'il se persuade être en son pouvoir, que lorsque des motifs particuliers l'y déterminent. Jusqu'à ce que les causes interviennent, tout acte lui est impossible, mais une fois qu'elles agissent sur lui, il doit, aussi bien que l'eau, agir comme l'exigent les circonstances correspondant à chaque cas.

Arthur Schopenhauer, Essai sur le libre arbitre

Sunday, June 5, 2011

Les relations essentielles et décisives

L'homme de noble espèce, pendant sa jeunesse, croit que les relations essentielles et décisives, celles qui créent les liens véritables entre les hommes, sont de nature idéale, c'est-à-dire fondées sur la conformité de caractère, de tournure d'esprit, de goût, d'intelligence, etc. ; mais il s'aperçoit plus tard que ce sont les réelles, c'est-à-dire celles qui reposent sur quelque intérêt matériel. Ce sont celles-ci qui forment la base de tous les rapports, et la majorité des hommes ignore totalement qu'il en existe d'autres. Par conséquent, chacun est choisi en raison de sa fonction, de sa profession, de sa nation ou de sa famille, en général donc suivant la position et le rôle attribués pour la convention ; c'est d'après cela qu'on assortit les gens et qu'on les classe comme articles de fabrique. Par contre, ce qu'un homme est en soi et pour soi, comme homme, en vertu de ses qualités propres, n'est pris en considération que selon le bon plaisir, par exception ; chacun met ces choses de côté dès que cela lui convient mieux, et l'ignore sans plus de façon. Plus un homme a de valeur personnelle, moins ce classement pourra lui convenir ; aussi cherchera-t-il à s'y soustraire. Remarquons cependant que cette manière de procéder est basée sur ce que dans ce monde, où la misère et l'indigence règnent, les ressources qui servent à les écarter sont la chose essentielle et nécessairement prédominante.

Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie

Ne combattez l'opinion de personne

Ne combattez l'opinion de personne ; songez que, si l'on voulait dissuader les gens de toutes les absurdités auxquelles ils croient, on n'en aurait pas fini, quand on atteindrait l'âge de Mathusalem.
Abstenons-nous aussi, dans la conversation, de toute observation critique, fût-elle faite dans la meilleure intention, car blesser les gens est facile, les corriger difficile, sinon impossible.
Quand les absurdités d'une conversation que nous sommes dans le cas d'écouter commencent à nous mettre en colère, il faut nous imaginer que nous assistons à une scène de comédie entre deux fous : «Probatum est». L'homme né pour instruire le monde sur les sujets les plus importants et les plus sérieux peut parler de sa chance quand il s'en tire sain et sauf.

Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie

Monday, May 30, 2011

L'homme insociable

La solitude offre à l'homme intellectuellement haut placé un double avantage : le premier, d'être avec soi-même, et le second de n'être pas avec les autres. On appréciera hautement ce dernier si l'on réfléchit à tout ce que le commerce du monde apporte avec soi de contrainte, de peine et même de dangers. "Tout notre mal vient de ne pouvoir être seuls" a dit La Bruyère. La sociabilité appartient aux penchants dangereux et pernicieux, car elle nous met en contact avec des êtres qui en grande majorité sont moralement mauvais et intellectuellement bornés ou détraqués. L'homme insociable est celui qui n'a pas besoin de tous ces gens-là. Avoir suffisamment en soi pour pouvoir se passer de société est déjà un grand bonheur, par là même que presque tous nos maux dérivent du monde, et que la tranquillité d'esprit qui, après la santé, forme l'élément le plus essentiel de notre bonheur, y est mise en péril et ne peut exister sans de longs moments de solitude. Les philosophes cyniques renoncèrent aux biens de toute espèce pour jouir du bonheur que donne le calme intellectuel : renoncer à la société en vue d'arriver au même résultat, c'est choisir le moyen le plus sage. Bernardin de Saint-Pierre dit avec raison et d'une façon charmante : "La diète des aliments nous rend la santé du corps, et celle des hommes la tranquillité de l'âme." Aussi celui qui s'est fait de bonne heure à la solitude et à qui elle est devenue chère a-t-il acquis une mine d'or. Mais cela n'est pas donné à chacun. Car de même que c'est la misère qui, d'abord, rapproche les hommes, de même plus tard, le besoin écarté, c'est l'ennui qui les rassemble. Sans ces deux motifs, chacun resterait probablement à l'écart, quand ce ne serait déjà que parce que dans la solitude seule le milieu qui nous entoure correspond à cette importance exclusive, à cette qualité de créature unique que chacun possède à ses propres yeux, mais que le train tumultueux du monde réduit à rien, vu que chaque pas lui donne un douloureux démenti. En ce sens, la solitude est même l'état naturel de chacun ; elle le replace, nouvel Adam, dans sa condition primitive de bonheur, dans l'état approprié à sa nature.

Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie

On n'est libre qu'étant seul

On ne peut être vraiment soi qu'aussi longtemps qu'on est seul ; qui n'aime donc pas la solitude n'aime pas la liberté, car on n'est libre qu'étant seul. Toute société a pour compagne inséparable la contrainte et réclame des sacrifices qui coûtent d'autant plus cher que la propre individualité est plus marquante. Par conséquent, chacun fuira, supportera ou chérira la solitude en proportion exacte de la valeur de son propre moi. Car c'est là que le mesquin sent toute sa mesquinerie et le grand esprit toute sa grandeur ; bref, chacun s'y pèse à sa vraie valeur. En outre un homme est d'autant plus essentiellement et nécessairement isolé, qu'il occupe un rang plus élevé dans le nobiliaire de la nature. C'est alors une véritable jouissance pour un tel homme, que l'isolement physique soit en rapport avec son isolement intellectuel : si cela ne peut pas être, le fréquent entourage d'êtres hétérogènes le trouble ; il lui devient même funeste, car il lui dérobe son moi et n'a rien à lui offrir en compensation. De plus, pendant que la nature a mis la plus grande dissemblance, au moral comme à l'intellectuel, entre les hommes, la société, n'en tenant aucun compte, les fait tous égaux, ou plutôt, à cette inégalité naturelle, elle substitue les distinctions et les degrés artificiels de la condition et du rang qui vont souvent diamétralement à l'encontre de cette liste par rang telle que l'a établie la nature. Ceux que la nature a placés bas se trouvent très bien de cet arrangement social, mais le petit nombre de ceux qu'elle a placés haut n'ont pas leur compte ; aussi se dérobent-ils d'ordinaire à la société : d'où il résulte que le vulgaire y domine dès qu'elle devient nombreuse. Ce qui dégoûte de la société les grands esprits, c'est l'égalité des droits et des prétentions qui en dérivent, en regard de l'inégalité des facultés et des productions (sociales) des autres. La soi-disant bonne société apprécie les mérites de toute espèce, sauf les mérites intellectuels ; ceux-ci y sont même de la contrebande. Elle impose le devoir de témoigner une patience sans bornes pour toute sottise, toute folie, toute absurdité, pour toute stupidité ; les mérites personnels, au contraire, sont tenus de mendier leur pardon ou de se cacher, car la supériorité intellectuelle, sans aucun concours de la volonté, blesse par sa seule existence. En outre, cette prétendue bonne société n'a pas seulement l'inconvénient de nous mettre en contact avec des gens que nous ne pouvons ni approuver ni aimer, mais encore elle ne nous permet pas d'être nous-mêmes, d'être tel qu'il convient à notre nature ; elle nous oblige plutôt, afin de nous mettre au diapason des autres, à nous ratatiner pour ainsi dire, voire même à nous difformer. Des discours spirituels ou des saillies ne sont de mise que dans une société spirituelle ; dans la société ordinaire, ils sont tout bonnement détestés, car pour plaire dans celle-ci il faut absolument être plat et borné. Dans de pareilles réunions, on doit, avec une pénible abnégation de soi-même, abandonner les trois quarts de sa personnalité pour s'assimiler aux autres. Il est vrai qu'en retour on gagne ces autres ; mais plus on a de valeur propre, plus on verra qu'ici le gain ne couvre pas la perte et que le marché aboutit à notre détriment, car les gens sont d'ordinaire insolvables, c'est-à-dire qu'ils n'ont rien dans leur commerce qui puisse nous indemniser de l'ennui, des fatigues et des désagréments qu'ils procurent ni du sacrifice de soi-même qu'ils imposent : d'où il résulte que presque toute société est de telle qualité que celui qui la troque contre la solitude fait un bon marché. À cela vient encore s'ajouter que la société, en vue de suppléer à la supériorité véritable, c'est-à-dire à l'intellectuelle qu'elle ne supporte pas et qui est rare, a adopté sans motifs une supériorité fausse, conventionnelle, basée sur des lois arbitraires, se propageant par tradition parmi les classes élevées et, en même temps, variant comme un mot d'ordre ; c'est celle que l'on appelle le bon ton, "fashionableness". Toutefois, quand il arrive que cette espèce de supériorité entre en collision avec la véritable, la faiblesse de la première ne tarde pas à se montrer. En outre, "quand le bon ton arrive, le bon sens se retire".

Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie

Sunday, May 22, 2011

La solitude

L'homme intelligent aspirera avant tout à fuir toute douleur, toute tracasserie et à trouver le repos et les loisirs ; il recherchera donc une vie tranquille, modeste, abritée autant que possible contre les importuns ; après avoir entretenu pendant quelque temps des relations avec ce que l'on appelle les hommes, il préférera une existence retirée, et, si c'est un esprit tout à fait supérieur, il choisira la solitude. Car plus un homme possède en lui-même, moins il a besoin du monde extérieur et moins les autres peuvent lui être utiles. Aussi la supériorité de l'intelligence conduit-elle à l'insociabilité. Ah! si la qualité de la société pouvait être remplacée par la quantité, cela vaudrait alors la peine de vivre même dans le grand monde : mais, hélas! cent fous mis en un tas ne font pas encore un homme raisonnable. L'individu placé à l'extrême opposé, dès que le besoin lui donne le temps de reprendre haleine, cherchera à tout prix des passe-temps et de la société ; il s'accommodera de tout, ne fuyant rien que lui-même. C'est dans la solitude, là où chacun est réduit à ses propres ressources, que se montre ce qu'il a par lui-même ; là, l'imbécile, sous la pourpre, soupire écrasé par le fardeau éternel de sa misérable individualité, pendant que l'homme hautement doué, peuple et anime de ses pensées la contrée la plus déserte. Sénèque (Ép. 9) a dit avec raison : «omnis stultitia laborat fastidio sui (La sottise se déplaît à elle-même)» ; de même Jésus, fils de Sirach : «La vie du fou est pire que la mort.» Aussi voit-on en somme que tout individu est d'autant plus sociable qu'il est plus pauvre d'esprit et, en général, plus vulgaire. Car dans le monde on n'a guère le choix qu'entre l'isolement et la communauté.

Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie

Monday, April 25, 2011

Prokheiron

Les hupomnêmata, au sens technique, pouvaient être des livres de comptes, des registres publiques, des carnets individuels servant d'aide-mémoire. Leur usage comme livre de vie, guide de conduite semble être devenu chose courante dans tout un public cultivé. On y consignait des citations, des fragments d'ouvrages, des exemples, des actions dont on avait été témoin ou dont on avait lu le récit, des réflexions ou des raisonnements qu'on avait entendus ou qui étaient venus à l'esprit. Ils constituaient une mémoire matérielle des choses lues, entendues ou pensées ; ils les offraient ainsi comme un trésor accumulé à la relecture et à la méditation ultérieures. Ils formaient aussi une matière première pour la rédaction de traités plus systématiques, dans lesquels on donnait les arguments et moyens pour lutter contre tel défaut (comme la colère, l'envie, le bavardage, la flatterie) ou pour surmonter telle circonstance difficile (un deuil, un exil, la ruine, la disgrâce). [...] Il ne faudrait pas envisager ces hupomnêmata comme un simple support de mémoire, qu'on pourrait consulter de temps à autre, si l'occasion se présentait. Ils ne sont pas destinés à se substituer au souvenir éventuellement défaillant. Ils constituent plutôt un matériel et un cadre pour des exercices à effectuer fréquemment : lire, relire, méditer, s’entretenir avec soi-même et avec d'autres, etc. Et cela afin de les avoir, selon une expression qui revient souvent, prokheiron, ad manum, in promptu. "Sous la main" donc, non pas simplement au sens où on pourrait les rappeler à la conscience, mais au sens où on doit pouvoir les utiliser, aussitôt qu'il en est besoin, dans l'action. Il s'agit de se constituer un logos bioèthikos, un équipement de discours secourables, susceptibles - comme le dit Plutarque - d'élever eux-mêmes la voix et de faire taire les passions comme un maître qui d'un mot apaise le grondement des chiens. Il faut pour cela qu'ils ne soient pas simplement logés dans une armoire aux souvenirs mais profondément implantés dans l'âme, "fichés en elle" dit Sénèque, et qu'ils fassent ainsi partie de nous-mêmes : bref que l'âme les fasse non seulement siens, mais soi. L'écriture de hupomnêmata est un relais important dans cette subjectivation du discours.
Aussi personnels qu'ils soient, ces hupomnêmata ne doivent pas être compris comme des journaux intimes, ou comme ces récits d'expérience spirituelle (tentations, luttes, chutes et victoires) qu'on pourra trouver dans la littérature chrétienne ultérieure. Ils ne constituent pas un "récit de soi-même" ; ils n'ont pas pour objectif de faire venir à la lumière du jour les arcana conscientiae dont l'aveu - oral ou écrit - a valeur purificatrice. Le mouvement qu'ils cherchent à effectuer est inverse de celui-là : il s'agit non de poursuivre l'indicible, non de révéler le caché, non de dire le non-dit, mais de capter au contraire le déjà-dit ; rassembler ce qu'on a pu entendre ou lire, et cela pour une fin qui n'est rien de moins que la constitution de soi.


Michel Foucault, Dits et écrits II