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Tuesday, May 29, 2018

Repos

Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre.

Blaise Pascal

Des mouches venimeuses

Où cesse la solitude, commence la place publique ; et où commence la place publique, commence aussi le bruit des grands comédiens et le bourdonnement des mouches venimeuses. Dans le monde les meilleures choses ne valent rien sans quelqu'un qui les représente : le peuple appelle ces représentants des grands hommes.
Le peuple comprend mal ce qui est grand, c'est-à-dire ce qui crée. Mais il a un sens pour tous les représentants, pour tous les comédiens des grandes choses. Le monde tourne autour des inventeurs de valeurs nouvelles : - il tourne invisiblement. Mais autour des comédiens tourne le peuple et la gloire : ainsi "va le monde".
Le comédien a de l'esprit, mais peu de conscience de l'esprit. Il croit toujours à ce qui lui fait obtenir ses meilleurs effets, - à ce qui pousse les gens à croire en lui-même ! Demain il aura une foi nouvelle et après-demain une foi plus nouvelle encore. Il a l'esprit prompt comme le peuple, et prompt au changement.
Renverser, - c'est ce qu'il appelle démonter. Rendre fou, - c'est ce qu'il appelle convaincre. Et le sang est pour lui le meilleur de tous les arguments. Il appelle mensonge et néant une vérité qui ne glissent que dans les fines oreilles. En vérité, il ne croit qu'en les dieux qui font beaucoup de bruit dans le monde !
La place publique est pleine de bouffons tapageurs - et le peuple se vante de ses grands hommes ! Ils sont pour lui les maîtres du moment. Mais le moment les presse : c'est pourquoi ils te pressent aussi. Ils veulent de toi un oui ou un non.
Malheur à toi, si tu voulais placer ta chaise entre un pour et un contre !

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

Thursday, August 14, 2014

Je peux

Il est à présent six heures du soir, ma journée de travail est finie. Je peux maintenant faire une promenade ou bien je peux aller au club je peux aussi monter sur la tour, pour voir le coucher du soleil ; je peux aussi aller au théâtre, je peux faire une visite à tel ami ou à tel autre, je peux même m'échapper par la porte de la ville m'élancer au milieu du vaste univers, et ne jamais revenir. Tout cela ne dépend que de moi, j'ai la pleine liberté d'agir à ma guise et cependant je n'en ferai rien, mais je vais rentrer non moins volontairement au logis, auprès de ma femme.
C'est exactement comme si l'eau disait : « Je peux m'élever bruyamment en hautes vagues (oui certes, lorsque la mer est agitée par une tempête !), je peux descendre d'un cours précipité en emportant tout sur mon passage (oui, dans le lit d'un torrent), je peux tomber en écumant et en bouillonnant (oui, dans une cascade), je peux m'élever dans l'air, libre comme un rayon (oui, dans une fontaine), je peux enfin m'évaporer et disparaitre (oui, à 100 degrés de chaleur) et cependant je ne fais rien de tout cela, mais je reste de mon plein gré, tranquille et limpide, dans le miroir du lac. »
Comme l'eau ne peut se transformer ainsi que lorsque des causes déterminantes l'amènent à l'un ou à l'autre de ces états de même l'homme ne peut faire ce qu'il se persuade être en son pouvoir, que lorsque des motifs particuliers l'y déterminent. Jusqu'à ce que les causes interviennent, tout acte lui est impossible, mais une fois qu'elles agissent sur lui, il doit, aussi bien que l'eau, agir comme l'exigent les circonstances correspondant à chaque cas.

Arthur Schopenhauer

Thursday, September 20, 2012

La patrie de l’homme

Que l’accès aux sources puisse être ouvert par nos représentants, nos médiateurs — il y a là un grand espoir, entre d’autres. Lorsqu’un véritable contact avec l’être s’établit en un seul point, les conséquences en sont toujours importantes. L’histoire, et même la simple possibilité de fixer des dates dans le temps, repose sur de tels événements. On y voit l’homme investi du pouvoir créateur des origines, qui devient visible dans le temporel.
Le langage ne le révèle pas moins. Il est parmi les biens propres, la nature, l’héritage, la patrie de l’homme, qui lui revient de droit, sans qu’il en connaisse l’opulence ni la plénitude. Le langage n’est pas uniquement semblable à un jardin dont les fleurs et les fruits réjouissent l’héritier jusqu’à ses dernières années ; c’est aussi l’une des grandes formes de toute richesse. De même que la lumière rend le monde et sa figure visible, la langue le rend intelligible en son être profond, et offre une clé indispensable de ses trésors et de ses mystères. La loi et la souveraineté des empires visibles, voire invisibles, commencent avec l’expression. Le Verbe est matière de l’esprit, et sert ainsi à l’édification des ponts les plus audacieux ; il est, en même temps, le plus haut instrument du pouvoir. Toutes les prises de possession, dans le concret et dans l’imaginaire, tous les bâtiments et toutes les routes, tous les heurts et tous les traités suivent des révélations, des délibérations, des conjonctions du Verbe et du langage, et suivent le poème. On pourrait même dire qu’il existe deux sortes d’histoire, l’une dans le monde des objets, l’autre dans celui du langage ; et celle-ci contient, avec des vues plus hautes, des vertus plus efficaces. La bassesse, elle aussi, est contrainte de se ranimer sans cesse au contact de cette vertu, lors même qu’elle va se jeter dans l’acte de violence. Mais les souffrances passent et se subliment dans le poème.
C’est une erreur ancienne que de croire prévisible à l’état du langage l’épiphanie du poète. La langue peut se trouver en pleine décadence, et un poète peut en surgir comme le lion vient du désert. Une haute floraison peut n’être que vaine promesse de fruits.
La langue ne vit pas de ses lois propres ; sinon, les grammairiens régiraient le monde. Dans l’abîme des origines, le Verbe n’est plus forme ni clé. Il devient identique à l’être. II devient pouvoir créateur. Telle est sa vertu infinie, qui ne se monnaie pas. Car il ne saurait y avoir ici que des approximations. Le langage se tisse autour du silence, comme l’oasis s’ordonne autour d’une source. Et le poème confirme que l’homme a découvert l’entrée des jardins intemporels. Acte dont vit ensuite le temps.
Jusqu’en des siècles où la déchéance du langage en fait l’instrument des techniciens et des bureaucrates, lors même qu’il tente, pour se donner un faux air de fraîcheur, d’emprunter des termes à l’argot, il demeure inaltéré, quant à son immuable efficace. Le gris, la poussière n’apparaissent qu’à sa surface. II suffit de creuser plus avant pour atteindre, dans chaque désert, la strate d’où le flot jaillit. Et s’élève, avec ces eaux, une fécondité nouvelle.

Ernst Jünger, Le traité du rebelle ou le recours aux forêts, 1951

Contre l’irréversibilité et l’imprévisibilité

Contre l’irréversibilité et l’imprévisibilité du processus déclenché par l’action le remède ne vient pas d’une autre faculté éventuellement supérieure, c’est l’une des virtualités de l’action elle-même. La rédemption possible de la situation d’irréversibilité — dans laquelle on ne peut défaire ce que l’on a fait, alors que l’on ne savait pas, que l’on ne pouvait pas savoir ce que l’on faisait — c’est la faculté de pardonner. Contre l’imprévisibilité, contre la chaotique incertitude de l’avenir, le remède se trouve dans la faculté de faire et de tenir des promesses. Ces deux facultés vont de pair : celle du pardon sert à supprimer les actes du passé, dont les « fautes » sont suspendues comme l’épée de Damoclès au-dessus de chaque génération nouvelle ; l’autre, qui consiste à se lier par des promesses, sert à disposer, dans cet océan d’incertitude qu’est l’avenir par définition, des îlots de sécurité sans lesquels aucune continuité, sans même parler de durée, ne serait possible dans les relations des hommes entre eux.
Si nous n’étions pardonnés, délivrés des conséquences de ce que nous avons fait, notre capacité d’agir serait comme enfermée dans un acte unique dont nous ne pourrions jamais nous relever ; nous resterions à jamais victimes de ses conséquences, pareils à l’apprenti sorcier qui, faute de formule magique, ne pouvait briser le charme. Si nous n’étions liés par des promesses, nous serions incapables de conserver nos identités ; nous serions condamnés à errer sans force et sans but, chacun dans les ténèbres de son cœur solitaire, pris dans les équivoques et les contradictions de ce cœur - dans des ténèbres que rien ne peut dissiper, sinon la lumière que répand sur le domaine public la présence des autres, qui confirment l’identité de l’homme qui promet et de l’homme qui accomplit.

Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne

Monday, July 9, 2012

L’Idée d’un sens commun à tous

En fait, sous l’expression de sensus communis, il faut entendre l’Idée d’un sens commun à tous, c’est-à-dire un pouvoir de juger qui, dans sa réflexion, tient compte en pensée (a priori) du mode de représentation de tout autre, pour en quelque sorte comparer son jugement à la raison humaine tout entière et se défaire ainsi de l’illusion qui, procédant de conditions subjectives particulières aisément susceptibles d’être tenues pour objectives, exercerait une influence néfaste sur le jugement. C’est là ce qui s’accomplit quand on compare son jugement moins aux jugements réels des autres qu’à leurs jugements simplement possibles et que l’on se met à la place de tout autre en faisant simplement abstraction des limitations qui s’attachent de façon contingente à notre appréciation […].

Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger

Aporie

Terme appartenant à la philosophie grecque de l’Antiquité ; c’est la transcription littérale de aporia , dont le sens propre est «impasse», «sans issue», «embarras». En philosophie, on peut lui donner un sens faible, comme le fait Aristote en insistant sur l'aspect de difficulté à résoudre, notamment lorsqu'il s'agit de la «mise en présence de deux opinions contraires et également raisonnées en réponse à une même question» (ce qu'on appellera plus tard «antinomie») ; et un sens fort, celui de Platon, pour qui il s'agit d'une difficulté qui exige un changement de registre dans la recherche ; les Modernes donnent à ce terme le sens encore plus fort de problème insoluble, d'obstacle insurmontable.
Il convient de noter que l’aporie n’est pas un argument ni un raisonnement, mais une situation où peut se trouver l’esprit au cours de sa recherche, situation qui peut, certes, être provoquée par la confrontation avec des arguments comme les paradoxes («La vertu est un savoir, mais elle ne s’enseigne pas»), les antinomies ou les sophismes.
C'est chez Platon que l'aporie a non seulement un sens précis mais une fonction déterminée. Le plus souvent, dans les dialogues, l'interlocuteur de Socrate a jugé facile de répondre à la demande de définition de ce dernier ; mais, après l'exploration infructueuse de plusieurs voies, et notamment après l'exhibition d'exemples concrets qui se révèlent mutuellement contradictoires, il perd courage et avoue son désarroi. Ainsi Euthyphron, dans le dialogue qui porte son nom, croyait pouvoir définir facilement ce qu'est la piété : lui-même est si pieux ! Et voici que, devant l'interrogation de Socrate (Le pieux est-il ce qui plaît aux dieux, ou bien ce qui plaît aux dieux leur plaît-il parce que c'est pieux ?), il bredouille : «Socrate, je ne sais plus comment t'exprimer ma pensée. Chacune de nos hypothèses tourne pour ainsi dire en rond et ne veut jamais rester à la place où nous l'avons établie.» De même Lysis cherchant ce qu'est l'amitié : «Je suis moi-même réellement pris de vertige devant l'embarras du raisonnement.» Il s'agit là d'une étape essentielle du dialogue platonicien : au terme d'une recherche partielle, cette détresse initiale indique, selon les termes de V. Goldschmidt (Les Dialogues de Platon , Paris, 1947), la nécessité de quitter le domaine de l'image pour aller vers l'essence, de renoncer au pittoresque à la fois chatoyant et rassurant du concret et du multiple pour aller vers l'unification de l'essence. Mais à l'aporie initiale succède la plupart du temps l'aporie finale, l'échec de l'entreprise de définition des valeurs : ainsi les dialogues dont le but est une définition sont tous aporétiques (Grand Hippias, Lysis, Lachès, Euthyphron, Ménon, Théétète ).
C’est en considérant l’aporie finale que P. Ricœur confère une portée philosophique élargie à cette «structure d’échec» (Platon et Aristote ) ; la forme aporétique d'un dialogue comme le Théétète «semble indiquer que la science, c'est ce qui manque aux connaissances humaines parcourues dans ce dialogue», et que, si «la chasse aux essences ne semble pas réussir», c'est peut-être que, contrairement à l'opinion traditionnellement accréditée, l'essence platonicienne n'est pas si éloignée de la position kantienne de l'inconditionné, «posé par la raison pour limiter les prétentions de la sensibilité.» L'Un du Philèbe , comme le Bien de la République , est, certes, le terme de la dialectique ascendante ; c'est lui qui confère aux idées l'essence et l'existence, qui a le pouvoir de rendre connaissant le sujet et connus les êtres, mais il est lui-même le véritable inconnaissable, le déterminant indéterminable.
À partir de là, on parle parfois d’un style aporétique en philosophie, qui consiste à inventorier les impasses liées à la position d’un problème, à faire converger les recherches vers un constat d’échec, parfois avec le secret espoir d’en tirer des ressources analogues à celles fournies par la théologie dite «négative». Plus profondément encore, on fera de l’aporie le symbole d’une situation existentielle fondamentale faite de manque et de désarroi. À moins de suivre avec Heidegger les «chemins qui ne mènent nulle part» parce qu'ils ont rejoint dans l'épaisseur des forêts la densité de l'être... Toujours est-il que le terme d'aporie n'est pas passé dans la langue commune, qui se contente de son décalque littéral : l'impasse.

Françoise Armengaud est normalienne, agrégée et docteur en philosophie. Elle a enseigné la philosophie du langage et l'esthétique à l'Université de Paris X. Ses recherches portent sur la littérature, la relation du texte à l'image, les représentations de l'animalité dans la culture et les relations des humains aux animaux

Sunday, May 27, 2012

Le « y » est conforme au tracé de sa lettre

Le « y » est conforme au tracé de sa lettre : Y — c’est une fourche, y être, c’est être à la naissance de l’embranchement, à la croisée des chemins, venant d’une direction antérieure sur laquelle il n’y a pas à se retourner, qui n’est plus une direction mais une trace en train de s’effacer ; à l’embranchement il n’y a que distension, écartement, droite et gauche, devant et derrière, haut et bas, ouvrir ou fermer les yeux : ce battement est le plus souvent aussitôt décidé, je vois ceci ou cela, je bouge dans tel sens, mais il peut aussi se faire que je reste suspendu dans le sentiment d’une indécision qui est l’ouverture elle-même ; ce n’est pas une hésitation — qui suppose, pour sa part, que je confronte des options possibles, c’est bien plutôt une stase où l’ouverture se donne comme telle, c’est-à-dire comme le bord, le contour de l’angle ouvert — V — par lequel je suis ouvert, non pas à deux directions possibles mais à une infinité potentielle que définit l’empan de l’ouverture, donc l’ « ici » qui fait moins un « où » qu’un « d’où » : de là, à partir de là « je » suis c’est-à-dire ça s’ouvre d’une certaine manière.

La « certaine manière » — la « Jemeinigkeit », le « chaque fois mien » — ne peut être « certaine » en ce sens (singulière, déterminée, propre) que parce qu’elle s’ouvre à un monde, c’est-à-dire à une totalité de significabilité (Bedeutsamkeit). « Je » peux devenir point d’émission et de réception de renvois à tous les autres points auxquels s’ouvre l’ouverture que je suis. Mais cela veut dire en même temps que le « s’ouvrir » ici est aussi bien un « être ouvert » : le monde m’ouvre en ce que c’est le réseau des renvois qui me situe en lui. Le « sensible » est ouverture de sens, envoi ou renvoi de sens, au sens : l’espace, l’écartement, la distance, l’approche ou l’éloignement, la montée ou a descente sont des linéaments de sens, de même que les couleurs et les textures, les sons avec leurs timbres, leurs hauteurs, leurs façons de naître et de mourir, etc.

Le sens sensible enveloppe d’abord la signification, qui ne s’en détache et ne s’isole comme telle — comme langage — que de manière limitée et provisoire.

Jean-Luc Nancy, Dans quels mondes vivons-nous ?

Tuesday, March 13, 2012

Ce que nous appelons le progrès

L’univers tout entier est composé de systèmes stellaires. Pour les créer, la nature n’a que cent corps simples à sa disposition. Malgré le parti prodi­gieux qu’elle sait tirer de ces ressources et le chiffre incalculable de combinai­sons qu’elles permettent à sa fécondité, le résultat est nécessairement un nombre fini, comme celui des éléments eux-mêmes, et pour remplir l’étendue, la nature doit répéter à l’infini chacune de ses combinaisons originales ou types. Tout astre, quel qu’il soit, existe donc en nombre infini dans le temps et dans l’espace, non pas seulement sous l’un de ses aspects, mais tel qu’il se trouve à chacune des secondes de sa durée, depuis la naissance jusqu’à la mort... La terre est l’un de ces astres. Tout être humain est donc éternel dans chacune des secondes de son existence. Ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort du Taureau, je l’ai écrit et je l’écrirai pendant l’éternité, sur une table, avec une plume, sous des habits, dans des circonstances toutes sembla­bles. Ainsi de chacun... Le nombre de nos sosies est infini dans le temps et dans l’espace. En conscience, on ne peut guère exiger davantage. Ces sosies sont en chair et en os, voire en pantalon et paletot, en crinoline et en chignon. Ce ne sont point là des fantômes, c’est de l’actualité éternisée. Voici néan­moins un grand défaut : il n’y a pas progrès... Ce que nous appelons le progrès est claquemuré sur chaque terre, et s’évanouit avec elle. Toujours et partout, dans le camp terrestre, le même drame, le même décor, sur la même scène étroite, une humanité bruyante, infatuée de sa grandeur, se croyant l’univers et vivant dans sa prison comme dans une immensité, pour sombrer bientôt avec le globe qui a porté dans le plus profond dédain, le fardeau de son orgueil. Même monotonie, même immobilisme dans les astres étrangers. L’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations.

Auguste Blanqui

Thursday, January 26, 2012

Les hommes doivent prendre garde aux mots

Les noms des choses qui ont la propriété de nous affecter, c'est-à-dire de celles qui nous procurent du plaisir ou du déplaisir, ont, dans la conversation courante des hommes, une signification changeante parce que tous les hommes ne sont pas affectés de la même façon par la même chose, ni le même homme à des moments différents. Etant donné en effet que tous les noms sont donnés pour signifier nos représentations et que toutes nos affections ne sont rien d'autre que des représentations, lorsque nous avons des représentations différentes des mêmes choses, nous ne pouvons pas facilement éviter de leur donner des noms différents. Car même si la nature de ce que nous nous représentons est la même, il reste que la diversité des façons que nous avons de la recueillir, diversité qui est fonction de la différence de constitution de nos corps et des préventions de notre pensée, donne à chaque chose une teinture de nos différentes passions. C'est pourquoi, lorsqu'ils raisonnent, les hommes doivent prendre garde aux mots, lesquels ont aussi, au delà de la signification de ce que nous imaginons leur être propre, une signification renvoyant à la nature, à la disposition et à l'intérêt de celui qui parle ; tels sont les noms des vertus et des vices : car un homme appelle sagesse ce qu'un autre appelle crainte ; et l'un appelle cruauté ce qu'un autre appelle justice ; l'un prodigalité ce qu'un autre appelle magnificence ; l'un gravité ce qu'un autre appelle stupidité, etc. Il en résulte que de tels noms ne peuvent jamais être les véritables fondements d'aucune espèce de raisonnement. Les métaphores et les figures du discours ne le peuvent pas davantage : mais elles sont moins dangereuses parce qu'elles professent leur caractère changeant, ce que ne font pas les autres noms.

Hobbes, Léviathan, c.4.

Thursday, December 15, 2011

L'illusion

Il faut reconnaître que, si cette illusion d'amour-propre a de grands inconvénients, si elle fausse notre jugement critique, non seulement sur nous-mêmes, mais sur les autres, si elle nous entraîne à des estimations fausses, elle a, en contre-partie, de grands avantages. « L'illusion qui accompagne l'homme au cours de la vie, dit M. Cornetz, est une condition nécessaire d'existence, un produit précieux de l'instinct vital. » L'homme qui se surestime est aussi celui qui est capable de se surmonter. Il est nécessaire, au grand jeu de la vie, d’avoir confiance en soi-même. Si l'on ne s'estimait qu'à sa juste valeur, on ne s'estimerait pas assez. Si l'on ne s'accordait pas une force supérieure à sa force réelle, on n'oserait jamais entreprendre l'impossible : or il n'y a peut-être que l'impossible qui soit digne d'être entrepris. Au pur point de vue pratique, si le but à atteindre n'était pas embelli par l'illusion, se mettrait-on jamais en marche? Il est bon qu'après un échec l'homme puisse se dire, en toute naïveté : « J'aurais pu agir autrement. » Ce n'est pas vrai, sans doute, mais cela peut créer dans l'avenir une grande vérité. L'erreur est une grande génératrice de vérités. La vérité d'aujourd'hui a sa racine dans l'erreur d'hier. Les illusions ont souvent créé des forces réelles. « Vous pouviez faire mieux, » dit l'éducateur à son élève. Il met ainsi dans l'esprit de l'enfant une croyance, une idée qui engendrera immédiatement un espoir et, dans le futur, une force.

Remy de Gourmont, L’illusion du joueur in Promenades philosophiques

Thursday, November 17, 2011

Je formerai le monde

Le monde a une capacité originelle à être animé par moi — il est même animé a priori par moi — nous formons une unité. J'ai une tendance et une capacité originelles à animer le monde. Je ne puis me mettre en relation avec rien qui ne dépende de ma volonté, ou qui ne soit conforme à celle-ci. Par conséquent, le monde doit avoir une aptitude originelle à dépendre de ma volonté, à lui être conforme. Mon efficacité spirituelle, ma réalisation d'idées ne pourront donc pas être une décomposition, une transformation du monde, en tout cas pas en tant que je suis membre de ce monde-ci, mais ne pourront être qu'une opération de variation. Sans lui porter préjudice, j'ordonnerai, j'aménagerai et je formerai le monde — ainsi que ses lois, dont je me servirai.

Novalis, Fragments logologiques

Wednesday, October 26, 2011

Prenez garde

Prenez garde quand le grand Dieu fait venir un penseur sur notre planète. Tout est alors en péril. C’est comme quand dans une grande ville un incendie éclate et que personne ne sait ce qui est encore en sécurité et où cela finira. Alors il n’est rien dans la science qui demain ne puisse être renversé, il n’y a plus de réputation littéraire qui tienne, pas même les célébrités prétendues éternelles ; toutes les choses qui à cette heure sont chères et précieuses à l’homme ne le sont que compte tenu des idées qui ont surgi sur leur horizon spirituel et qui sont cause de l’ordre présent des choses comme le pommier produit ses pommes. Un nouveau degré de culture bouleverserait sur-le-champ tout le système des préoccupations humaines.

Ralph Waldo Emerson, Self-Reliance - Cité par Nietzsche dans Schopenhauer Educateur

Saturday, September 17, 2011

Les impressions

D’ailleurs il y a mille marques qui font juger qu’il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mis sans aperception et sans réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que les impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part, mais jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans l’assemblage. C’est ainsi que l’accoutumance fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d’un moulin ou d’une chute d’eau, quand nous avons habité tout auprès depuis quelques temps.

Gottfried Wilhelm Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, 1704

Thursday, August 4, 2011

Là où un mensonge est bon à dire

Là où un mensonge est bon à dire, n'hésitons pas à le dire ; menteurs ou fermement attachés à la vérité, ne poursuivons-nous pas le même but ? Les uns mentent lorsque de leurs mensonges persuasifs ils doivent tirer quelque profit ; les autres disent la vérité pour qu'elle leur rapporte et qu'on soit mieux disposé à leur faire confiance. Ainsi par des voies différentes nous visons tous au même résultat. Et s'il n'y avait aucun bénéfice à en retirer, il serait indifférent à l'homme franc de mentir, au menteur de parler avec franchise.

Hérodote

Wednesday, July 20, 2011

Idée fixe

Qu'un pauvre fou dans son cabanon se nourrisse de l'illusion qu'il est Dieu le Père, l'empereur du Japon, le Saint-Esprit, ou qu'un brave bourgeois s'imagine qu'il est appelé par sa destinée à être bon chrétien, fidèle protestant, citoyen loyal, homme vertueux — c'est identiquement la même « idée fixe ». Celui qui ne s'est jamais risqué à n'être ni bon chrétien, ni fidèle protestant, ni homme vertueux, est enfermé et enchaîné dans la foi, la vertu, etc. C'est ainsi que les scolastiques ne philosophaient que dans les limites de la foi de l'Église, et que le pape Benoît XIV écrivit de volumineux bouquins dans les limites de la superstition papiste, sans que le moindre doute effleurât leur croyance ; c'est ainsi que les écrivains entassent in-folio sur in-folio traitant de l'État, sans jamais mettre en question l'idée fixe d'État elle-même ; c'est ainsi que nos gazettes regorgent de politique parce qu'elles sont infectées de cette illusion que l'homme est fait pour être un zoon politicon. Et les sujets végètent dans leur servitude, les gens vertueux dans la vertu, les Libéraux dans les éternels principes de 89, sans jamais porter dans leur idée fixe le scalpel de la critique. Ces idoles restent inébranlables sur leurs larges pieds comme les manies d'un fou, et celui qui les met en doute joue avec les vases de l'autel ! Redisons-le encore : une idée fixe, voilà ce qu'est le vrai sacro-saint !

Max Stirner, L'Unique et sa propriété

Wednesday, July 13, 2011

L'homme n'est que déguisement

Chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le monde nous éloigne davantage de la vérité, parce qu'on appréhende plus de blesser ceux dont l'affection est plus utile et l'aversion plus dangereuse. Un prince sera la fable de toute l'Europe, et lui seul n'en saura rien. Je ne m'en étonne pas : dire la vérité est utile à celui à qui on la dit, mais désavantageux à ceux qui la disent, parce qu'ils se font haïr. Or, ceux qui vivent avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du prince qu'ils servent ; et ainsi, ils n'ont garde de lui procurer un avantage en se nuisant à eux-mêmes.
Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les plus grandes fortunes ; mais les moindres n'en sont pas exemptes, parce qu'il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes. Ainsi la vie humaine n'est qu'une illusion perpétuelle ; on ne fait que s'entre-tromper et s'entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d'amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu'il n'y est pas, quoiqu'il en parle alors sincèrement et sans passion.
L'homme n'est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres. Il ne veut donc pas qu'on lui dise la vérité. Il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son coeur.

Blaise Pascal, Pensées

Notre conscience témoigne de notre liberté

Notre conscience nous avertit […] que nous sommes des êtres libres. Avant d'accomplir une action, quelle qu'elle soit, nous nous disons que nous pourrions nous en abstenir. Nous concevons […] divers motifs et par conséquent diverses actions possibles, et après avoir agi,nous nous disons encore que, si nous avions voulu, nous aurions pu autrement faire. Sinon, comment s'expliquerait le regret d'une action accomplie ? Regrette-t-on ce qui ne pouvait pas être autrement qu'il n'a été ? Ne nous disons-nous pas quelquefois : « Si j'avais su, j'aurais autrement agi ; j'ai eu tort. » On ne s'attaque ainsi rétrospectivement qu'à des actes contingents ou qui paraissent l'être. Le remords ne s'expliquerait pas plus que le regret si nous n'étions pas libres ; car comment éprouver de la douleur pour une action accomplie et qui ne pouvait pas ne pas s'accomplir ? – Donc, un fait est indiscutable, c'est que notre conscience témoigne de notre liberté.

Henri Bergson

Saturday, July 9, 2011

La pensée-minute

À la limite, un livre vaut moins que l’article de journal qu’on fait sur lui ou l’interview à laquelle il donne lieu. Les intellectuels et les écrivains, même les artistes, sont donc conviés à devenir journalistes s’ils veulent se conformer aux normes. C’est un nouveau type de pensée, la pensée-interview, la pensée-entretien, la pensée-minute. On imagine un livre qui porterait sur un article de journal, et non plus l’inverse. Les rapports de force ont tout à fait changé, entre journalistes et intellectuels. Tout a commencé avec la télé, et les numéros de dressage que les interviewers ont fait subir aux intellectuels consentants.

Gilles Deleuze, À propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général, supplément au n°24, mai 1977, de la revue bimestrielle Minuit

Le voyage n’existe absolument plus

La vitesse d’un cheval, d’un train, d’un bateau, sert avant tout à se déplacer rapidement d’un lieu à un autre. Le pouvoir politique sera lié à cette capacité de déplacer hommes, messagers ou soldats. Dans un second temps, technologies de communication feront en sorte que la vitesse servira à voir et à entendre ce que l’on ne devrait ni voir ni entendre. Les signaux à distance, le télégraphe, et puis le cinéma ultrarapide, à un million d’images-seconde, qui permettra de voir des choses que personne n’avait jamais vues, ou encore la haute-fidélité qui permettra d’entendre des sons jamais écoutés avec les moyens de reproduction précédents... Pour commencer, si nous considérons le déplacement, c’est-à-dire la vitesse qui permet de se déplacer, nous obtenons un triptyque : le départ, le voyage et l’arrivée. Le départ est un moment important : on décide de se rendre dans un lieu, on se met en route. Le voyage est tout aussi important, il peut durer longtemps, comme ce fut le cas des voyages des pèlerins, de Marco Polo, ou des voyages de l’homme du XVIIIe siècle... L’arrivée est un événement considérable en soi. L’arrivée après trois mois de chemin à pied, ou après un an de circumnavigation est un événement. Trois termes : le départ, le voyage, l’arrivée. Mais très vite, avec la révolution des transports, il n’y aura plus que deux termes et demi : on partira encore mais le voyage ne sera plus qu’une sorte d’inertie, d’intermède entre chez soi et sa destination. A partir de l’invention du train, par exemple, le voyage perdra sa capacité de découverte du monde pour devenir une sorte de moment à passer dans l’attente d’arriver à destination. Avec la révolution des transports aéronautiques, on s’apercevra que le départ et l’arrivée continuent à exister mais que le voyage n’existe absolument plus. La démonstration est donnée par le fait que l’on dort dans le train et dans l’avion et que sur les lignes aériennes de longue distance, on projette des films pour remplir cet intermède. D’une certaine manière donc, un des termes a disparu depuis la révolution des transports, et c’est le voyage.

Paul Virilio, Dromologie : logique de la course