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Tuesday, May 29, 2018

Des mouches venimeuses

Où cesse la solitude, commence la place publique ; et où commence la place publique, commence aussi le bruit des grands comédiens et le bourdonnement des mouches venimeuses. Dans le monde les meilleures choses ne valent rien sans quelqu'un qui les représente : le peuple appelle ces représentants des grands hommes.
Le peuple comprend mal ce qui est grand, c'est-à-dire ce qui crée. Mais il a un sens pour tous les représentants, pour tous les comédiens des grandes choses. Le monde tourne autour des inventeurs de valeurs nouvelles : - il tourne invisiblement. Mais autour des comédiens tourne le peuple et la gloire : ainsi "va le monde".
Le comédien a de l'esprit, mais peu de conscience de l'esprit. Il croit toujours à ce qui lui fait obtenir ses meilleurs effets, - à ce qui pousse les gens à croire en lui-même ! Demain il aura une foi nouvelle et après-demain une foi plus nouvelle encore. Il a l'esprit prompt comme le peuple, et prompt au changement.
Renverser, - c'est ce qu'il appelle démonter. Rendre fou, - c'est ce qu'il appelle convaincre. Et le sang est pour lui le meilleur de tous les arguments. Il appelle mensonge et néant une vérité qui ne glissent que dans les fines oreilles. En vérité, il ne croit qu'en les dieux qui font beaucoup de bruit dans le monde !
La place publique est pleine de bouffons tapageurs - et le peuple se vante de ses grands hommes ! Ils sont pour lui les maîtres du moment. Mais le moment les presse : c'est pourquoi ils te pressent aussi. Ils veulent de toi un oui ou un non.
Malheur à toi, si tu voulais placer ta chaise entre un pour et un contre !

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

Thursday, September 20, 2012

La patrie de l’homme

Que l’accès aux sources puisse être ouvert par nos représentants, nos médiateurs — il y a là un grand espoir, entre d’autres. Lorsqu’un véritable contact avec l’être s’établit en un seul point, les conséquences en sont toujours importantes. L’histoire, et même la simple possibilité de fixer des dates dans le temps, repose sur de tels événements. On y voit l’homme investi du pouvoir créateur des origines, qui devient visible dans le temporel.
Le langage ne le révèle pas moins. Il est parmi les biens propres, la nature, l’héritage, la patrie de l’homme, qui lui revient de droit, sans qu’il en connaisse l’opulence ni la plénitude. Le langage n’est pas uniquement semblable à un jardin dont les fleurs et les fruits réjouissent l’héritier jusqu’à ses dernières années ; c’est aussi l’une des grandes formes de toute richesse. De même que la lumière rend le monde et sa figure visible, la langue le rend intelligible en son être profond, et offre une clé indispensable de ses trésors et de ses mystères. La loi et la souveraineté des empires visibles, voire invisibles, commencent avec l’expression. Le Verbe est matière de l’esprit, et sert ainsi à l’édification des ponts les plus audacieux ; il est, en même temps, le plus haut instrument du pouvoir. Toutes les prises de possession, dans le concret et dans l’imaginaire, tous les bâtiments et toutes les routes, tous les heurts et tous les traités suivent des révélations, des délibérations, des conjonctions du Verbe et du langage, et suivent le poème. On pourrait même dire qu’il existe deux sortes d’histoire, l’une dans le monde des objets, l’autre dans celui du langage ; et celle-ci contient, avec des vues plus hautes, des vertus plus efficaces. La bassesse, elle aussi, est contrainte de se ranimer sans cesse au contact de cette vertu, lors même qu’elle va se jeter dans l’acte de violence. Mais les souffrances passent et se subliment dans le poème.
C’est une erreur ancienne que de croire prévisible à l’état du langage l’épiphanie du poète. La langue peut se trouver en pleine décadence, et un poète peut en surgir comme le lion vient du désert. Une haute floraison peut n’être que vaine promesse de fruits.
La langue ne vit pas de ses lois propres ; sinon, les grammairiens régiraient le monde. Dans l’abîme des origines, le Verbe n’est plus forme ni clé. Il devient identique à l’être. II devient pouvoir créateur. Telle est sa vertu infinie, qui ne se monnaie pas. Car il ne saurait y avoir ici que des approximations. Le langage se tisse autour du silence, comme l’oasis s’ordonne autour d’une source. Et le poème confirme que l’homme a découvert l’entrée des jardins intemporels. Acte dont vit ensuite le temps.
Jusqu’en des siècles où la déchéance du langage en fait l’instrument des techniciens et des bureaucrates, lors même qu’il tente, pour se donner un faux air de fraîcheur, d’emprunter des termes à l’argot, il demeure inaltéré, quant à son immuable efficace. Le gris, la poussière n’apparaissent qu’à sa surface. II suffit de creuser plus avant pour atteindre, dans chaque désert, la strate d’où le flot jaillit. Et s’élève, avec ces eaux, une fécondité nouvelle.

Ernst Jünger, Le traité du rebelle ou le recours aux forêts, 1951

Thursday, August 4, 2011

Là où un mensonge est bon à dire

Là où un mensonge est bon à dire, n'hésitons pas à le dire ; menteurs ou fermement attachés à la vérité, ne poursuivons-nous pas le même but ? Les uns mentent lorsque de leurs mensonges persuasifs ils doivent tirer quelque profit ; les autres disent la vérité pour qu'elle leur rapporte et qu'on soit mieux disposé à leur faire confiance. Ainsi par des voies différentes nous visons tous au même résultat. Et s'il n'y avait aucun bénéfice à en retirer, il serait indifférent à l'homme franc de mentir, au menteur de parler avec franchise.

Hérodote

Wednesday, July 20, 2011

Idée fixe

Qu'un pauvre fou dans son cabanon se nourrisse de l'illusion qu'il est Dieu le Père, l'empereur du Japon, le Saint-Esprit, ou qu'un brave bourgeois s'imagine qu'il est appelé par sa destinée à être bon chrétien, fidèle protestant, citoyen loyal, homme vertueux — c'est identiquement la même « idée fixe ». Celui qui ne s'est jamais risqué à n'être ni bon chrétien, ni fidèle protestant, ni homme vertueux, est enfermé et enchaîné dans la foi, la vertu, etc. C'est ainsi que les scolastiques ne philosophaient que dans les limites de la foi de l'Église, et que le pape Benoît XIV écrivit de volumineux bouquins dans les limites de la superstition papiste, sans que le moindre doute effleurât leur croyance ; c'est ainsi que les écrivains entassent in-folio sur in-folio traitant de l'État, sans jamais mettre en question l'idée fixe d'État elle-même ; c'est ainsi que nos gazettes regorgent de politique parce qu'elles sont infectées de cette illusion que l'homme est fait pour être un zoon politicon. Et les sujets végètent dans leur servitude, les gens vertueux dans la vertu, les Libéraux dans les éternels principes de 89, sans jamais porter dans leur idée fixe le scalpel de la critique. Ces idoles restent inébranlables sur leurs larges pieds comme les manies d'un fou, et celui qui les met en doute joue avec les vases de l'autel ! Redisons-le encore : une idée fixe, voilà ce qu'est le vrai sacro-saint !

Max Stirner, L'Unique et sa propriété