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Sunday, April 15, 2012

Des êtres individués

Nous sommes devenus des êtres individués, c'est-à-dire non divisibles en eux-mêmes et virtuellement indifférenciés. Cette individuation dont nous sommes si fiers n'a donc rien d'une liberté personnelle, c'est au contraire le signe d'une promiscuité générale. Corollaire de cette promiscuité : cette « convivialité exclusive » qu'on voit fleurir partout, que ce soit dans le huis clos du Loft, ou celui des ghettos de luxe et de loisirs, ou de n'importe quel espace où se recrée comme une niche expérimentale où il ne s'agit pas tant de sauvegarder un territoire symbolique que de s'enfermer avec sa propre image et de vivre en complicité incestueuse avec elle, avec tous les effets de transparence et de réfraction qui sont ceux d'un écran total.

Ça bouge encore, mais juste assez pour se donner, au-delà de la fin, l'illusion rétrospective de la réalité, ou celle du social, mais réduite à une interaction désespérée avec soi-même. Cette promiscuité, faite d'implosion sociale, d'involution mentale et d'interaction « on line », ce désaveu profond de toute dimension conflictuelle, sont-ils une conséquence accidentelle de l'évolution moderne des sociétés ou bien une condition naturelle de l'homme, qui finalement n'aurait de cesse de renier son être social comme une dimension artificielle ? L'être humain est-il un être social ? Il serait intéressant de voir ce qu'il en sera dans le futur d'un être sans structure sociale profonde, sans système ordonné de relations et de valeurs, dans la pure continuité des réseaux, en pilotage automatique et en coma dépassé en quelque sorte, contrevenant ainsi à tous les présupposés de l'anthropologie. Mais n'a-t-on pas de l'homme, comme le dit Stanislaw Lec, une conception trop anthropologique ? Promiscuité et enfermement se résument dans l'idée originale de soumettre un groupe à une expérience d'isolation sensorielle, afin d'enregistrer le comportement des molécules humaines sous vide, dans le dessein peut-être de les voir s'entre-déchirer dans cette promiscuité artificielle. On n'en est pas venu là, mais cette microsituation existentielle vaut comme métaphore universelle de l'être moderne enfermé dans son Loft personnel, qui n'est plus son univers physique et mental, mais son univers tactile et digital, celui du « corps spectral » de Turing, celui de l'homme numérique pris dans le dédale des réseaux, et devenu sa propre souris (blanche).

Jean Baudrillard

Tuesday, March 13, 2012

Ce que nous appelons le progrès

L’univers tout entier est composé de systèmes stellaires. Pour les créer, la nature n’a que cent corps simples à sa disposition. Malgré le parti prodi­gieux qu’elle sait tirer de ces ressources et le chiffre incalculable de combinai­sons qu’elles permettent à sa fécondité, le résultat est nécessairement un nombre fini, comme celui des éléments eux-mêmes, et pour remplir l’étendue, la nature doit répéter à l’infini chacune de ses combinaisons originales ou types. Tout astre, quel qu’il soit, existe donc en nombre infini dans le temps et dans l’espace, non pas seulement sous l’un de ses aspects, mais tel qu’il se trouve à chacune des secondes de sa durée, depuis la naissance jusqu’à la mort... La terre est l’un de ces astres. Tout être humain est donc éternel dans chacune des secondes de son existence. Ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort du Taureau, je l’ai écrit et je l’écrirai pendant l’éternité, sur une table, avec une plume, sous des habits, dans des circonstances toutes sembla­bles. Ainsi de chacun... Le nombre de nos sosies est infini dans le temps et dans l’espace. En conscience, on ne peut guère exiger davantage. Ces sosies sont en chair et en os, voire en pantalon et paletot, en crinoline et en chignon. Ce ne sont point là des fantômes, c’est de l’actualité éternisée. Voici néan­moins un grand défaut : il n’y a pas progrès... Ce que nous appelons le progrès est claquemuré sur chaque terre, et s’évanouit avec elle. Toujours et partout, dans le camp terrestre, le même drame, le même décor, sur la même scène étroite, une humanité bruyante, infatuée de sa grandeur, se croyant l’univers et vivant dans sa prison comme dans une immensité, pour sombrer bientôt avec le globe qui a porté dans le plus profond dédain, le fardeau de son orgueil. Même monotonie, même immobilisme dans les astres étrangers. L’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations.

Auguste Blanqui

Friday, November 11, 2011

Le progrès n’est qu’une idée fausse

L’humanité ne représente nullement une évolution vers le mieux, vers quelque chose de plus fort, de plus élevé au sens où on le croit aujourd’hui. Le progrès n’est qu’une idée moderne, c’est-à-dire une idée fausse. L’Européen d’aujourd’hui reste, en valeur, bien au-dessous de l’Européen de la Renaissance ; le fait de poursuivre son évolution n’a absolument pas comme conséquence nécessaire l’élévation, l’accroissement, le renforcement. En un autre sens, il y a constamment des cas isolés de réussite, dans les endroits les plus différents de la Terre et à partir des cultures les plus diverses ; cas par lesquels, c’est en fait un type supérieur qui se manifeste : quelque chose qui, par rapport à l’ensemble de l’humanité, est une sorte de surhumain. Semblables hasards heureux de grande réussite ont toujours été possibles et seront peut-être toujours possibles. Et même des races, des tribus, des peuples entiers peuvent, dans certaines circonstances, représenter de tels coups au but.

Friedrich Nietzsche, 1888