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Sunday, May 27, 2012

Le « y » est conforme au tracé de sa lettre

Le « y » est conforme au tracé de sa lettre : Y — c’est une fourche, y être, c’est être à la naissance de l’embranchement, à la croisée des chemins, venant d’une direction antérieure sur laquelle il n’y a pas à se retourner, qui n’est plus une direction mais une trace en train de s’effacer ; à l’embranchement il n’y a que distension, écartement, droite et gauche, devant et derrière, haut et bas, ouvrir ou fermer les yeux : ce battement est le plus souvent aussitôt décidé, je vois ceci ou cela, je bouge dans tel sens, mais il peut aussi se faire que je reste suspendu dans le sentiment d’une indécision qui est l’ouverture elle-même ; ce n’est pas une hésitation — qui suppose, pour sa part, que je confronte des options possibles, c’est bien plutôt une stase où l’ouverture se donne comme telle, c’est-à-dire comme le bord, le contour de l’angle ouvert — V — par lequel je suis ouvert, non pas à deux directions possibles mais à une infinité potentielle que définit l’empan de l’ouverture, donc l’ « ici » qui fait moins un « où » qu’un « d’où » : de là, à partir de là « je » suis c’est-à-dire ça s’ouvre d’une certaine manière.

La « certaine manière » — la « Jemeinigkeit », le « chaque fois mien » — ne peut être « certaine » en ce sens (singulière, déterminée, propre) que parce qu’elle s’ouvre à un monde, c’est-à-dire à une totalité de significabilité (Bedeutsamkeit). « Je » peux devenir point d’émission et de réception de renvois à tous les autres points auxquels s’ouvre l’ouverture que je suis. Mais cela veut dire en même temps que le « s’ouvrir » ici est aussi bien un « être ouvert » : le monde m’ouvre en ce que c’est le réseau des renvois qui me situe en lui. Le « sensible » est ouverture de sens, envoi ou renvoi de sens, au sens : l’espace, l’écartement, la distance, l’approche ou l’éloignement, la montée ou a descente sont des linéaments de sens, de même que les couleurs et les textures, les sons avec leurs timbres, leurs hauteurs, leurs façons de naître et de mourir, etc.

Le sens sensible enveloppe d’abord la signification, qui ne s’en détache et ne s’isole comme telle — comme langage — que de manière limitée et provisoire.

Jean-Luc Nancy, Dans quels mondes vivons-nous ?

Monday, July 18, 2011

Ce larcin s’appelle plagiat

Quand un auteur vend les pensées d’un autre pour les siennes, ce larcin s’appelle plagiat. On pourrait appeler plagiaires tous les compilateurs, tous les faiseurs de dictionnaires, qui ne font que répéter à tort et à travers les opinions, les erreurs, les impostures, les vérités déjà imprimées dans des dictionnaires précédents ; mais ce sont du moins des plagiaires de bonne foi, ils ne s’arrogent point le mérite de l’invention. Ils ne prétendent pas même à celui d’avoir déterré chez les anciens les matériaux qu’ils ont assemblés ; ils n’ont fait que copier les laborieux compilateurs du XVIème siècle. Ils vous vendent en in-quarto ce que vous aviez déjà en in-folio. Appelez-les, si vous voulez, libraires, et non pas auteurs. Rangez-les plutôt dans la classe des fripiers que dans celle des plagiaires.
Le véritable plagiat est de donner pour vôtres les ouvrages d’autrui, de coudre dans vos rapsodies de longs passages d’un bon livre avec quelques petits changements. Mais le lecteur éclairé, voyant ce morceau de drap d’or sur un habit de bure, reconnaît bientôt le voleur maladroit.

Voltaire, Dictionnaire philosophique

Thursday, July 7, 2011

Voyage au bout de la nuit

Le seul écrivain qui n’exerce aucune espèce de séduction sur les Américains, qui n’offre aucune prise au charcutage de nos critiques marxistes, freudiens, féministes, déconstructionnistes ou structuralistes, qui ne propose à nos jeunes gens ni pose, ni sentimentalité, ni soporifiques, est justement celui qui a le mieux exprimé la façon dont la vie se présente à un homme prêt à s’interroger courageusement sur ce que nous croyons et ce que nous ne croyons pas : Louis-Ferdinand Céline. C’est un artiste beaucoup plus doué et un observateur beaucoup plus perspicace que Thomas Mann ou Albert Camus, pourtant bien plus célèbres que lui. Robinson, l’homme qu’admire Bardamu dans Voyage au bout de la nuit, est un égoïste, un menteur, un truqueur et un tueur à gages. Alors pourquoi l’admire-t-il ? En partie pour son honnêteté, mais surtout parce qu’il préfère se laisser tuer par sa maîtresse que de lui dire qu’il l’aime. Il croyait en quelque chose, ce dont Bardamu est incapable. Les étudiants américains sont rebutés et horrifiés par ce roman ; ils s’en détournent avec dégoût. Mais si on pouvait le leur ingurgiter de force, cela pourrait les inciter à reconsidérer bien des choses, à admettre qu’il serait urgent de repenser leurs prémisses, à expliciter leur nihilisme implicite et à l’examiner sérieusement. Si je cherche une image de notre condition intellectuelle actuelle, je ne puis m’empêcher d’évoquer les bandes d’actualités cinématographiques qui nous ont montré les Français s’éclaboussant joyeusement sur une plage, lors des premiers congés payés décrétés par le gouvernement de Front populaire de Léon Blum. Cela se passait en 1936, l’année où l’on a laissé Hitler réoccuper la Rhénanie. Tous nos grands thèmes se trouvent évoqués dans l’image de ces congés payés.

Allan Bloom, L’Âme désarmée

Monday, April 25, 2011

Prokheiron

Les hupomnêmata, au sens technique, pouvaient être des livres de comptes, des registres publiques, des carnets individuels servant d'aide-mémoire. Leur usage comme livre de vie, guide de conduite semble être devenu chose courante dans tout un public cultivé. On y consignait des citations, des fragments d'ouvrages, des exemples, des actions dont on avait été témoin ou dont on avait lu le récit, des réflexions ou des raisonnements qu'on avait entendus ou qui étaient venus à l'esprit. Ils constituaient une mémoire matérielle des choses lues, entendues ou pensées ; ils les offraient ainsi comme un trésor accumulé à la relecture et à la méditation ultérieures. Ils formaient aussi une matière première pour la rédaction de traités plus systématiques, dans lesquels on donnait les arguments et moyens pour lutter contre tel défaut (comme la colère, l'envie, le bavardage, la flatterie) ou pour surmonter telle circonstance difficile (un deuil, un exil, la ruine, la disgrâce). [...] Il ne faudrait pas envisager ces hupomnêmata comme un simple support de mémoire, qu'on pourrait consulter de temps à autre, si l'occasion se présentait. Ils ne sont pas destinés à se substituer au souvenir éventuellement défaillant. Ils constituent plutôt un matériel et un cadre pour des exercices à effectuer fréquemment : lire, relire, méditer, s’entretenir avec soi-même et avec d'autres, etc. Et cela afin de les avoir, selon une expression qui revient souvent, prokheiron, ad manum, in promptu. "Sous la main" donc, non pas simplement au sens où on pourrait les rappeler à la conscience, mais au sens où on doit pouvoir les utiliser, aussitôt qu'il en est besoin, dans l'action. Il s'agit de se constituer un logos bioèthikos, un équipement de discours secourables, susceptibles - comme le dit Plutarque - d'élever eux-mêmes la voix et de faire taire les passions comme un maître qui d'un mot apaise le grondement des chiens. Il faut pour cela qu'ils ne soient pas simplement logés dans une armoire aux souvenirs mais profondément implantés dans l'âme, "fichés en elle" dit Sénèque, et qu'ils fassent ainsi partie de nous-mêmes : bref que l'âme les fasse non seulement siens, mais soi. L'écriture de hupomnêmata est un relais important dans cette subjectivation du discours.
Aussi personnels qu'ils soient, ces hupomnêmata ne doivent pas être compris comme des journaux intimes, ou comme ces récits d'expérience spirituelle (tentations, luttes, chutes et victoires) qu'on pourra trouver dans la littérature chrétienne ultérieure. Ils ne constituent pas un "récit de soi-même" ; ils n'ont pas pour objectif de faire venir à la lumière du jour les arcana conscientiae dont l'aveu - oral ou écrit - a valeur purificatrice. Le mouvement qu'ils cherchent à effectuer est inverse de celui-là : il s'agit non de poursuivre l'indicible, non de révéler le caché, non de dire le non-dit, mais de capter au contraire le déjà-dit ; rassembler ce qu'on a pu entendre ou lire, et cela pour une fin qui n'est rien de moins que la constitution de soi.


Michel Foucault, Dits et écrits II